INTERVIEW DU RÉALISATEUR POL CRUCHTEN

Q uel a été le point de départ du film ?
Il y a quelques années, je suis tombé sur une émission qu'animait Michel Field à la télévision. Il évoquait ce livre d'une certaine Svetlana Alexievitch à propos de Tchernobyl, La Supplication, et le décrivait comme l'un des plus grands événements littéraires de la fin du XXe siècle. Le lendemain, je suis allé l'acheter en librairie et l'ai lu d'une seule traite. Il m'a complètement enthousiasmé, fasciné, transporté ! J'étais en immersion totale, sur les lieux, là-bas à Tchernobyl, parmi les survivants. Ce livre était, de toute évidence, l'un des plus forts que je n'avais jamais lu.
J'ai alors pensé l'adapter pour le cinéma, mais à vrai dire, je ne savais pas comment. Dix ans plus tard, j'ai tourné un documentaire qui s'appelle Never Die Young sur les problèmes d'un drogué, où tout était narré en voix off, sans dialogue. Je me suis dit que cette esthétique pouvait s'adapter au livre de Svetlana. Nous avons donc contacté l'agent, acheté les droits, puis j'ai commencé à travailler sur le scénario.
C omment avez-vous procédé pour adapter ce livre ?
Il était absolument primordial de respecter la prose de Svetlana.
L'adaptation reposait sur un travail de sélection. J'ai tout simplement marqué les séquences qui me semblaient indispensables. Toutefois, le livre est si condensé qu'il était difficile d'extraire des passages et d'en sacrifier d'autres. De fait, ce travail de sélection était une trahison en soi.
Une fois ces passages sélectionnés, j'ai tout retranscrit à la main afin de trouver le rythme du film. J'ai toujours pensé que c'était un travail impossible à faire sur un clavier d'ordinateur...
L a prose de Svetlana Alexievitch est en effet au cœur du film…
Beaucoup pensent qu’au cinéma l’image est plus importante que la parole. Or je crois qu’ici, c’est l’inverse qui se produit. Avec le recul, je pense avoir fait le film pour une seule personne au monde : pour Svetlana. Et sans doute aussi égoïstement pour moi!
L a forme du film est pour le moins inclassable. Le résultat est-il conforme à ce que vous imaginiez lors de l'écriture ?
Lorsque vous écrivez, c’est toujours difficile d’imaginer ce que sera le résultat final. Mais à vrai dire, oui, le film est plutôt conforme à l’idée que je m’en faisais. Lors de la préparation, j’ai revu les films de Tarkovsky afin de saisir l’âme russe, mais je n’ai pas voulu pousser la référence plus loin.
L a Supplication n'est pas un roman traditionnel mais plutôt un recueil de témoignages, de même que dans la plupart des autres livres de Svetlana Alexievitch. C'est une particularité qu'on a soulevé lors de l'attribution du prix Nobel de Littérature. Le film renoue avec cet effet : par conséquent, on ne sait pas très bien si on doit le considérer comme un documentaire ou une fiction.
Pour moi, très clairement, le film est un essai cinématographique. J'ai utilisé certains codes du documentaire, tout en m'éloignant du genre tel qu'on l'entend traditionnellement. Par exemple, j'ai fait appel à des comédiens. Je ne pouvais pas réemployer les témoins authentiques dont Svetlana relayait les confessions dans le livre. Or, comme le disait John Ford, lorsqu'il n'y a rien à filmer, il faut braquer la caméra sur le visage d'un homme. J'avais besoin d'hommes et de femmes. C'était primordial d'avoir cette texture humaine dans le film. Dans son livre, plus que de la catastrophe en elle-même, Svetlana parle d'humanité, de vie ; c'est ça qui est intéressant. Sans ces comédiens, il n'y aurait plus que les débris de Tchernobyl. Cela n'aurait pas été suffisant. Par contre, les lieux sont authentiques, il fallait tourner in situ.

Q uelles difficultés avez-vous rencontré durant le tournage ?
C’est moins compliqué que ce qu’on peut imaginer. Certes, il faut payer un droit d’entrée, mais une fois qu’on est sur le site, il n’y a plus vraiment de souci.
J’y suis d’abord allé avec le producteur exécutif, puis j’y suis retourné avec le directeur de la photographie quelques mois plus tard pour des repérages. Et enfin, la troisième fois que j’y suis allé, c’était pour le tournage.
Non, la difficulté était plutôt du côté de Kiev, à ce moment-là. La révolution ukrainienne venait d’avoir lieu et à quelques kilomètres de là où nous étions, la tension était palpable. D’ailleurs, à cause de cela, nous avons dû interrompre le tournage pour le reprendre quelques mois plus tard.
V ous en parlez comme s'il s'agissait d'un lieu de tournage plutôt habituel…
Non, c'est un lieu inhabituel. D'ailleurs, les paysages sont forts, là-bas. Il fallait presque arracher chaque prise de vue à son contexte afin d'en tirer quelque chose. C'était très dur de trouver un équilibre, une justesse.
Néanmoins, je n'ai jamais perçu le territoire de Tchernobyl comme un espace surnaturel ou divin. Je pense qu'il n'y a aucune croyance possible sur ce territoire. Ces lieux sont plus réels que jamais, il fallait les filmer tels quels, sans artifice.
Pour vous donner un exemple : lors du tournage, nous avions fait un long plan séquence d'un Christ sur sa croix. Au montage, je me suis immédiatement dit que c'était hors sujet. C'est un film que j'ai voulu radical, avec une approche très concrète. J'ai voulu me tenir à l'écart de tout effet pseudo-poétique.

C omment expliquez-vous que le cinéma se soit si peu intéressé à Tchernobyl jusqu'ici ?
Sans doute parce que les Européens ont toujours eu du mal à se confronter aux catastrophes qui sont trop proches d'eux. Ils ont besoin de temps. Évidemment à l'époque, Tchernobyl a fait les gros titres, et puis petit à petit on a presque volontairement éludé le problème. Je crois que Svetlana Alexievitch a ressenti ce potentiel oubli, et c'est pour ça qu'elle est partie sur les routes pendant trois ans pour recueillir ces confessions. Le film a exactement la même optique : lutter contre l'oubli.
Regardez ce qui se passe avec Fukushima, c'est exactement la même chose. Tout le monde s'est affolé sur le moment, mais désormais ça semble appartenir au passé. Pourtant les conséquences sont là, et elles sont désastreuses. Or, plus personne n'en parle.
O n a le sentiment qu'à travers tous ces témoignages, ces « voix fantômes », le film cherche à dresser un portrait de la condition humaine.
Il y a dans La Supplication une matière qui touche en effet à l'universalité. Certes, la catastrophe de Tchernobyl est le sujet principal, mais le livre parle aussi de nos peurs, de nos idées, de nos rêves, de nos croyances, de la nature, de l'amour… On touche à tous ces éléments qui définissent la condition humaine. En cela encore, j'ai voulu rester fidèle au livre.
Cette femme amoureuse que joue Dinara Droukarova, qui est un peu le fil rouge du livre - et du film - fait justement le lien entre la grande et la petite histoire. D'un côté Tchernobyl, de l'autre l'histoire d'une femme, une histoire d'amour.
Le film ne recherche pas une vérité définitive, objective et scientifique. Il assume plutôt une forme de subjectivité, il cherche à rendre compte d'expériences intimes. Cette polyphonie des témoignages permet de tracer une certaine réalité de Tchernobyl.
N ous sommes en 2016. La catastrophe a désormais trente ans. Que vous évoque cette date anniversaire?
Le 30e anniversaire sera l'occasion de rendre des hommages et de remettre le sujet du nucléaire sur la table. Il faut bien avoir conscience qu'une telle catastrophe peut se reproduire n'importe où dans le monde, et notamment en France, un pays qui a consciemment fait le choix de l'industrie nucléaire.
Propos recueillis par Vincent Quénault